La Sourate An-Nas ou le pansement au cœur des hommes

Dans son Essai Fragilité, Jean-Louis Chrétien met à nu cette notion éponyme au travers l’effeuillaison de vingt siècles d’histoire des idées de l’Europe latine, portés par les auteurs de la tradition de la pensée chrétienne ; et conclue l’étude par une formule qui ne saurait mieux traduire l’appel au secours des hommes : « Seule la barque fragile de la voix humaine peut jeter son ancre dans le Ciel »[1].

L’exégèse des livres sacrés constitue un moyen de restituer cette conscientisation de la fragilité humaine, soit son inclination à succomber aux tentations, ou plus concrètement à se briser facilement ; avec pour corollaire la prière pour se prémunir des effets précédemment cités.
La 114e et dernière sourate du Coran, connue sous le nom d’An-Nas Les Hommes, ne pourrait-elle conjecturer l’ensemble de ces notions ? Son format spécifique qui se prête à l’expression scandée, les thématiques narrées à vocation apotropaïque n’impliquent-elles pas la reconnaissance de risques endogènes et exogènes nécessitant secours ? Afin d’apprécier la possibilité de considérer An-Nas comme une sourate de soutien à la nature intrinsèquement fragile de l’homme, nous explorerons son contexte historique, sa structure linguistique, ainsi que les fonctions à visée d’exorcisme qu’elle induit.

Une origine ancienne

Les datations et contextualisations de la sourate An-Nas n’échappent pas à l’inconvénient de l’absence de sources historiques permettant d’attester de l’ordre des sourates du Coran. Plusieurs tentatives de classement chronologique ont bien été entreprises dès la fin du VIIe siècle par des spécialistes de la science de l’hadith et de la Sunna (traditionnistes), aussi l’étude stylistique et lexicale peut constituer un axe de recherche pour tenter de déterminer une période qui vit son émergence.
La classification des chapitres mecquois et médinois, relève donc d’une taxonomie stylistique et thématique (usage de mots clés, longueur des versets), et les sourates les plus courtes placées à la fin du Coran sont généralement considérées comme les plus anciennes. Ainsi une chronologie musulmane du VIIIe siècle attribuée à l’imam Al-Sadiq, soutient qu’An-Nas daterait de la période mecquoise et serait initialement la 21e sourate du corpus coranique. La chronologie des philologues allemands Théodore Nöldeke et Friedrich Schwally plaide également pour son origine mecquoise mais révise le classement en la positionnant à la 47e place[2].

Partant du principe que les sourates sont distribuées selon leur ordre décroissant, rien ne semble cependant expliquer la raison du positionnement de la sourate 108, la plus courte du Coran, en amont de la 114e, sauf peut-être la volonté de fermer le Coran sur une symétrie d’attributs avec le prologue Al-Fātiḥah.
Reprenant ces outils de la recherche chronographique, l’arabisant Britannique Richard Bell (1876-1952) « […] pense que l’emploi du terme malik pour qualifier Dieu, oriente vers une datation de première période mecquoise »[3], car les occurrences de ce mot se retrouvent dans au moins six autres versets contenus dans des sourates dites « mecquoises ». Cette première période post-rédactionnelle est caractérisée par un style en rimes, probablement introduit pour faciliter la mémorisation et la récitation[4].

Une morphologie linguistique à visée incantatoire

An-Nas est composée de 6 versets, et tire son nom du mot clé ٱلنَّاسِ répété cinq fois dans la sourate, cette dernière est également désignée par son premier verset, avec ou sans le terme introductif. La récurrence du mot associée à sa nature (signifiant et perception acoustique chuintante étroitement liés) contribuent à l’aspect intimiste et incantatoire d’un ensemble divisé en deux parties : la demande d’aide, puis la description du mal.

Il commence par Qul قُلْ, le verbe « dire » conjugué à l’impératif de la deuxième personne du singulier au masculin. La volonté dogmatique est ici manifeste, Une injonction supérieure clamant la formule à suivre pour bénéficier de l’assistance : « Dis : je cherche la protection auprès du Seigneur des hommes ». Il est intéressant de constater la proximité du son ya`ūdhu يعُوذُ « chercher protection » avec le mot akkadien turru qui désigne une corde ou une torsade en fibres, matériaux consubstantiels aux pratiques magiques déjà en usage à l’époque préislamique. Les versets 2 et 3 consistent en une reprise du complément du nom Birabbi An-Nāsi بِرَبِّ ٱلنَّاسِ du verset 1, le déclinant simplement avec les différents noms donnés à Dieu Maliki مَلِكِ et ‘Ilahi إِلَٰهِ.
Le 4e verset initie par la préposition min من (de, contre), la description du vecteur de mal dont il convient de se prémunir, c’est-à-dire Al-Waswāsi ٱلْوَسْوَاسِ (le chuchoteur), dont le mode opératoire est instruit dans le 5e verset : Al-Ladhī Yuwaswisu ٱلَّذِى يُوَسْوِسُ (qui chuchote). Ce verbe à connotation négative ainsi que son substantif Al-Waswāsi, sont à caractère phonosémantique (rapport motivé entre le son et le sens), et particulièrement bien adaptés à la nature de cette sourate riche en allitérations.
Le 6e et dernier verset reprend par la préposition min من la description de l’instigateur du 4e verset, mais en précisant la nature de ses incarnations : le djinn ou l’être humain.

Une fonction prophylactique

Dans sa traduction du Coran, Claude-Étienne Savary (1749-1788) apporte aux sourates 113 et 114 un commentaire remarquable, possiblement tiré de ses observations en Egypte : « les Mahométans ont la plus grande foi à l’efficacité des paroles contenues dans ces deux chapitres. Ils les regardent comme un spécifique souverain contre les effets de la magie, les influences de la lune, et les tentations de l’esprit malin. Ils ne manquent guère de les répéter soir et matin »[5]. Le témoignage de cet égyptologue arabisant du 18e siècle est également étayé par Richard Bell qui commente ainsi, dans son propre ouvrage, la sourate An-Nas : « Il s’agit d’avantage d’une protection contre les suggestions du diable que la magie »[6]. Cette sourate a donc pour objectif de préserver le réciteur des suggestions chuchotées par le diable dans sa poitrine – Şadr صدر étant souvent traduit par « cœur » – c’est-à-dire des tentations insufflées dans son for intérieur.

An-Nas constitue donc pour les commentateurs musulmans l’une des deux sourates préservatrices du Coran (au même titre qu’Al-Falaq), qui la place de facto dans le registre des textes à visée incantatoire. Son positionnement en fin de corpus coranique, en contradiction avec la règle de classification par taille des sourates qui prévaut, peut être un indicateur de son aspect distinctif, véritable connecteur avec une Arabie préislamique attentive aux effets des influences surnaturelles. Le style tout d’abord, c’est-à-dire l’emploi de la première personne du singulier qui plaide pour un registre de conjuration, et éventuellement l’intention magique, reprise par l’islamologue allemande Angelika Neuwirth, qui y voit une volonté de protéger le Coran de la profanation, mettent en exergue la nature atypique de cette sourate[7].


[1] Jean-Louis Chrétien, Fragilité, Les éditions de Minuit, 2017.

[2] Theodore Nöldeke, Friedrich Schwally, Geschichte des Qorans, Dieterich’sche Verlagsbuchhandlung, Theodor Weicher Leipzig, 1909.

[3] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (dir.), Le Coran des historiens, tome 2, Les éditions du Cerf, Paris, 2019, p. 2345.

[4] McAuliffe, Jane Dammen, The Cambridge Companion to the Quran, Cambridge University Press, Cambridge 2006.

[5] Claude-Étienne Savary, Le Coran, traduit de l’arabe, accompagné de notes, et précédé d’un abrégé de la vie de Mahomet, tiré des écrivains orientaux les plus estimés, Paris, G. Dufour libraire, 1821, p. 411.

[6] Richard Bell, The Qur’an translated with a critical re-arrangement of the Surahs, tome 2, Edinburgh University, Edinburgh, 1939, p. 76.

[7] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (dir.), Op. cit., p. 2332.

La voie céleste du tanbur kurde

« Au cours des douze années d’ascétisme de ma jeunesse, tous les soirs au crépuscule je prenais mon tanbur et je jouais de la musique sacrée. Des voiles se levaient… […] ».

Ce témoignage d’Ostad Elahi (1895-1974) penseur, mystique et musicien iranien, dévoile l’esprit du luth sacré oriental, instrument des temps antiques et des cultes séculaires, déjà attesté en basse Mésopotamie au troisième millénaire av. n. è., à Uruk, la cité de l’Épopée de Gilgamesh ; que d’aucun considère comme le point de départ de la civilisation, et par connexité de l’écriture de ses mythes.
Soutenant le chant profane du poète ou la litanie hiérophanique du dévot, le tanbur, par son aspect confidentiel et initiatique, tend principalement à être assimilé au monde cultuel et dévotionnel. Un poète anonyme cité par Jean During dans l’Âme des sons décrit l’instrument en ces termes :

« Si proche des mélodies de l’autre monde est la plainte du tanbur : bois sec, cordes sèches, peau sèche… D’où vient ce son ? du Bien-Aimé »

Car il pourrait bien s’agir bien de cela, d’une force vibrante fonctionnant comme un connecteur entre le monde visible et invisible, dont il convient de cerner l’origine, l’évolution, la systématique au travers ses propriétés physiques ; pour tenter de comprendre pourquoi les doux accents du tanbur kurde, possèdent les attributs pouvant conduire, quand le moment s’y prête, à la voie céleste.

Aux sources du tanbur

Le tanbur s’apparente en Orient à la famille des instruments à cordes, désignant pelle mêle les luths de caractéristiques morphologiques différentes, mais ayant pour dénominateur commun un manche plus long que la caisse. D’un point de vue étymologique, le nom pourrait venir du terme sumérien ban-tur, qui signifie petit arc. L’apparition du luth à long manche, a été disputée entre les partisans de Wilhlem Stauder (1903-1981) avançant l’origine caucasienne d’un instrument, progressivement diffusé depuis l’Asie Mineure par les Hourrites ; et les tenants d’une souche sémitique qui le rattachent à la Mésopotamie, soutenue par Subih Anwar Rashid (1928-) et Friedrich Ellermeier (1936-). Ce dernier croit déceler le foyer initial chez les sémites de l’ouest, partis du sud-est de la Syrie actuelle dans la région de Mari, pour migrer vers Larsa dans le sud-est de l’Irak durant le second millénaire av. n.è.
Son approche comparative du luth et de la lyre horizontale, plaide également pour une lignée nomade commune : « Le lien avec le monde des bergers représenté sur deux reliefs de Nippur, est également notable dans la théorie des origines sémitiques de l’ouest »[1]. Le tanbur a ensuite été adopté en Egypte durant la deuxième période intermédiaire (1780 à 1550 av. n.è.) dite période d’Hyksos.

Harvey Turnbull (1924-1994) quant à lui, affirme que l’apparition du luth en Mésopotamie est bien antérieure à cette première vague sémitique. Elle serait survenue au troisième millénaire av. n.è., si l’on se réfère à la plus ancienne représentation attestée de cet instrument, qui figure sur un seau cylindrique en serpentine noire datant de l’empire d’Akkad (2330 à 2280 av. n.è.), acquis en 1888 par le British Museum lors de la seconde mission en Egypte et Mésopotamie de Sir Ernest A. T. Wallis Budge (1857-1934) : « […] le luth est dans les mains d’un homme accroupi qui joue pendant que l’on amène un homme oiseau à un dieu assis »[2].
Turnbull opère également une classification binaire entre le luth d’intérieur du troisième siècle av. n.è. à usage rituel, précédemment évoqué, et le luth d’extérieur du deuxième siècle av. n.è., dont les représentations légères et pastorales suggèrent d’avantage une utilisation séculaire. L’ensemble des artefacts collectés au-delà de la troisième dynastie d’Ur (2112 à 2004 av. n.è.), présentant des musiciens isolés ou des bergers instrumentistes accompagnés d’animaux, opère dont une nette rupture avec le style votif d’Akkad.

Caractéristiques morphologiques du tanbur : l’exemple kurde

S’attachant spécifiquement aux qualités du tanbur joué en Iran, Jean During en fait la description suivante : « Le tanbur kurde consiste en une caisse piriforme ou ovoïde couverte d’une table d’harmonie en bois. Le manche est monté de 14 frettes en ligatures de boyau et de deux cordes d’acier dont la plus haute est en général doublée. […] la largeur de la caisse, de même que sa profondeur, sont de 15 et 18 cm environ. La longueur de la caisse et de la touche sont pratiquement constantes, de sorte que la longueur de la corde vibrante est d’environ 60 cm »[3].
Les modèles primitifs étaient constitués d’une membrane de parchemin destinée à amplifier la vibration, elle fut par la suite remplacée par une mince table de bois. Celle-ci est percée de 7 à 12 trous, parfois présents sur les côtés, qui ont pour effet de projeter le son et d’en modifier la tessiture en apportant du moelleux.
Les trois cordes sont attachées à un cordier placé entre l’éclisse inférieure et la table, elles s’alignent sur un chevalet pour rejoindre le haut du manche ou elles sont tendues par des chevilles en bois. « La basse est en général plus épaisse, mais pas autant que le justifierait la différence réelle de diapason. Cette irrégularité confère au tanbur une sonorité plus douce avec une basse plus discrète »[4].

Les matériaux qui composent le tanbur kurde répondent à une codification précise, ainsi l’association du mûrier pour la table et la caisse et du noyer pour le manche, est quasiment systématique. Les propriétés complémentaires acoustiques de ces essences, poreuses pour la première et compactes pour la seconde, semblent guider ce choix, mais Jean During suggère qu’il pourrait aussi répondre à des considérations mystiques, le noyer étant considéré chez les Ahl-e Haqq – communauté religieuse kurde d’Irak et d’Iran –, comme un bois spirituel capable de renforcer le pouvoir de l’instrument quand il s’harmonise avec le mûrier.
Le tanbur ne comporte aucune incrustation décorative de type nacre ou os comme il est d’usage pour les instruments récréatifs ; la sobriété restant le maître mot de l’ensemble façonné qui doit faire écho au registre sonore qu’il sert : la musique savante ou cultuelle.

Une fonction ésotérique par nature

Instrument des bardes par excellence, le luth sied particulièrement à un usage nomade, et les différentes techniques de jeu qu’il offre, apportent du modelé aux mélodies les plus simples tout en soutenant la voix sans jamais la couvrir. Cela semble encore plus vrai pour le tanbur, dont la tessiture sèche aux accents acétiques sublime le registre dévotionnel.
La dimension sacrée du tanbur kurde est perceptible dans le rapport qu’entretient le musicien avec son instrument ; le considérant comme incarné, il fait l’objet de rituels d’adoration au même titre qu’une relique. À ce titre, l’ordre des Ahl-e Haqq l’envisage tel le pivot de l’assemblée des fidèles, et l’outil de liaison avec le monde céleste ; passant de mains en mains il est embrassé et n’est jamais déposé sur le sol. Au regard des dispositions mystiques de ses interprètes, il est fréquent que soient attribuées au tanbur une nature propre, une individualité qui se matérialisent par des signes anthropomorphiques. L’instrument pourra ainsi être jaloux, capricieux, ou offrir son plein potentiel selon l’attention qu’on lui manifeste.

La conception de la musique dans les traditions orientales, se préoccupe moins de la forme technique que de la nécessité de répondre aux différents besoins de de l’âme : « C’est donc pour l’âme que les maîtres iraniens ont créé leur musique, en recherchant à chaque fois l’air qui convenait le mieux, la mélodie qui la rendait joyeuse ou légère à ce moment-là »[5]. L’asar, ou concept d’effet, traduit le moyen de répondre à ces différentes humeurs, par transfert d’énergie.
Si la forme la plus aboutie de cet art, prétend nouer une connexion entre l’âme et son Bien-Aimé, il lui faudra atteindre l’état de grâce dénommé hâl. Cette notion de réceptivité spirituelle n’est possible qu’après des années de pratique désintéressée, dans laquelle les notions de gain ou de succès doivent s’effacer au profit d’une éthique du jeu mêlant l’humilité, la sincérité et le don de soi. Il est à noter que le hâl produit par le musicien, peut indépendamment toucher ce dernier comme l’auditoire.
Au-delà de son intention spirituelle, la musique d’Ostad Elahi était reconnue comme curative pour l’âme et le corps ; plusieurs témoignages rapportant des expériences extatiques récurrentes décrivent ses propriétés thérapeutiques : « […] elle véhiculait une énergie vitale qui induisait un sentiment de légèreté et de délivrance grâce auquel les nœuds psychiques se défaisaient »[6].

Quelles sont donc les caractéristiques qui déterminent la vocation sacrée du tanbur ? Son emprunte sonore, faite d’un vrombissement lancinant et itératif, qui semble indissociable de la recherche de l’état spirituel. Sa tessiture aux couleurs de voix polyphoniques vacillantes, faisant office d’incantations discrètes de Zerk – se rappeler Dieu chez les mystiques – pour se substituer selon les situations, au chant, ou au contraire l’accompagner avec un entrain refréné par une douceur enveloppante. Mais aussi le soin apporté au rituel qui entoure sa fabrication, ainsi que l’aura de mystère définie au même titre qu’une prière, par l’intention, qui doit nécessairement précéder l’acte de jouer.

Mes remerciements vont à Amir Reza Shams pour ses démonstrations musicales au tanbur, ses explications théoriques et orientations bibliographiques.


[1] Harvey Turnbull. The Origin of the Long-Necked Lute. The Galpin Society Journal vol. 25, 1972, p. 59.

[2] The New Grove, Dictionary of Musical Instruments. Macmillan Press, London 1984, pp. 551-552.

[3] Jean During, Musique et mystique dans les traditions de l’Iran. Institut français de recherche en Iran, 1989, p.323.

[4] Jean During, Op. cit., p. 324.

[5] Jean During, L’âme des sons, L’art unique d’Ostad Elahi (1895-1974), Les éditions du relié, 2001, p. 88.

[6] Jean During, Op. cit., p. 126.

Dans les pas de Pazuzu

Les divers artéfacts représentant Pazuzu sont attestés au Moyen-Orient (Assyrie, Babylonie, pays élamite et Palestine) durant l’Âge du Fer, à partir 1er millénaire avant n.è., et ont été produits précisément entre la deuxième moitié de la période néo-assyrienne (934 à 609 av. n.è.), et la fin de l’empire achéménide (550 à 330 av. n.è.). Pazuzu est le fils du dieu infernal Hanbu, originaire du monde souterrain, il règne sur les montagnes aux confins du monde habité, en sa qualité de roi des démons du vent (lilū), propagateur des épidémies. En ce sens, ce statut lui vaut une nature duelle pouvant tourmenter et protéger ; aussi Pazuzu est invoqué pour révoquer les entreprises néfastes de ses subordonnés – et particulièrement celles de Lamaštu son épouse – effectuées à l’encontre des femmes en couche.

En partant de sa cartographie physique très singulière, et de la nature des textes qui lui sont associés, il sera éventuellement possible d’en déduire son usage, et de remonter à son origine incertaine, située entre le nord-est de l’Afrique et la Mésopotamie.

De la complexité du signifiant à la simplicité du signifié

Les diverses représentations iconographiques de Pazuzu sont relativement homogènes dans sa physionomie hybride. Sa face plutôt cynocéphale présente une gueule ouverte laissant apparaître sa langue ou ses crocs, et comporte des yeux fixes globuleux placés sous des arcades sourcilières saillantes. Son corps doté d’une double paire d’ailes à l’instar de certains génies protecteurs de Mésopotamie, est anthropoïde, juché sur des pattes courtes qui se terminent par des serres d’oiseau de proie, et ses bras sont inscrits dans une dynamique d’opposition gestuelle.  Une queue de scorpion, ainsi qu’un sexe se terminant parfois par une tête de serpent, parachèvent sa nature composite. Brett Maiden note que son apparition soudaine à l’Âge du Fer, présente déjà un aspect pleinement développé.[1].

Les textes associés à Pazuzu consistent généralement en des phrases incantatoires standardisées, inscrites sur des objets apotropaïques. La figurine à bélière exposée au Louvre, présente sur son dos, gravée en caractères cunéiformes, la phrase suivante :

« Je suis Pazuzu, fils de Hampa, le roi des mauvais esprits de l’air qui sort violemment des montagnes en faisant rage, c’est moi ».

Il est notable que les inscriptions le concernant, renvoient principalement à sa généalogie, fonction et capacités d’action, mais jamais à sa description physique. Bret Maiden parle d’une volonté d’optimisation cognitive d’une forme contre intuitive, afin de faciliter l’interaction entre les hommes et un être surnaturel. En incluant Pazuzu dans un système de représentation sociale normée, en l’humanisant en partie, il devient possible d’en faire un auxiliaire ; et la production du nombre de têtes excédant celle des figurines complètes – probablement du fait de la fréquence de leur utilisation comme pendentifs conjuratoires –, tend à plaider en faveur d’une optimisation volontaire du signifié.

Une origine incertaine

Sa complexion reprend certaines caractéristiques d’origines variées, qui n’ont toujours pas fait consensus au sein de la communauté des assyriologues, aussi nous nous limiterons à présenter deux hypothèses. Une première analogie peut être effectuée avec le démon Huwawa, gardien de la forêt des résineux où vivent les dieux, connu depuis l’époque sumérienne archaïque. Tout comme ce prédécesseur engendré par Enlil, une divinité liée au vent, Pazuzu est associé à cet élément, et est doté d’un visage repoussant à caractère apotropaïque.

Pour tenter d’expliquer le passage progressif d’une fonction symbolique liée au vent, vers celle d’un outil pratique conjuratoire, Frans A.M. Wiggermann[2] avance que la morphologie de Pazuzu est une association délibérée entre les dernières représentations iconographiques faites du vent de l’Ouest, durant l’Âge du Bronze Récent, et la tête du démon Huwawa, connu pour ses propriétés apotropaïques. Ainsi, cette agrégation fournit à la fois une désignation du mal (les vents mauvais), et la solution pour s’en prémunir (l’amulette en forme de tête).

Une seconde assomption fait état de grandes similarités entre Pazuzu et le dieu égyptien Bès, qui jouit d’une grande popularité sous le Nouvel Empire (1500 à 1000 avant n.è.). Physiques tout d’abord, puis ce dernier présente aussi un visage animalisé effrayant, une bouche ouverte langue tirée, des ailes – à partir du 14e siècle avant n.è. – ainsi qu’une queue de scorpion et un penis erectus. Ensuite fonctionnelles, puisque cette incarnation à usage domestique, conjure les forces néfastes, et veille particulièrement sur les femmes enceintes. Eckart Frahm citant les travaux d’Oskar Kaelin, rappelle que cinq têtes de Pazuzu ont été retrouvées à proximité d’une amulette de Bès à Nimrud, non loin de Ninive ; ce qui selon lui, tendrait à démontrer que les Egyptiens et les Mésopotamiens avaient conscience des fonctions et iconographies comparables de ces deux incarnations, et pouvaient en faire indifféremment usage[3].

Conclusion

Pazuzu jouissait donc d’une grande popularité au milieu du premier millénaire avant n.è., ses qualités de chasseur de démons « A chacun d’eux, j’ai brisé leurs ailes » séant particulièrement au port en amulette sous forme de tête – réf. aux exemplaires retrouvés dans des tombes, ou des instructions de rituels néo-babyloniens tardifs, préconisant ce dispositif en tour de cou – et en protection du domicile, dans sa forme complète. Si les connaissances relevant de son usage restent assez bien documentées, son arrivée soudaine, du moins les caractéristiques très distinctives de son apparence, restent inconnues. Comme le souligne Oskar Kaelin, les parallèles troublants entre les stèles d’Horus et les reliefs de Lamashtu – Bés et Pazuzu se tenant derrière ces dieux respectifs –, plaident pour que les artéfacts mésopotamiens, aient pris pour modèle les productions égyptiennes qui lui sont antérieures de 8 siècles[4]. En revanche, sa tête hybride intégrant des éléments humains et animal, constitue une nouveauté remarquable à l’époque néo assyrienne, pour laquelle aucun rattachement n’est encore possible.

Enfin, sa nature ambivalente qui suscite désir et crainte est rappelée par Nils P Heeßel en ces termes :

Pazuzu est un puissant être démoniaque qui peut aider contre divers dangers, calamités et menaces, mais son pouvoir est à la fois extrêmement dangereux quand il est dirigé contre la nature, le bétail ou les gens.

Pour étayer cette duplicité, l’auteur confronte deux typologies de textes incantatoires, l’un narré à la première personne par Pazuzu, décrivant sa prédominance sur les autres démons afin de les terrasser ; l’autre rédigé principalement à la seconde et troisième personne, pour énumérer son pouvoir destructeur et s’en prémunir[5].


[1] Brett Maiden. Counterintuitive Demons: Pazuzu and Lamaštu in Iconography, Text, and Cognition. Journal of Ancient Near Eastern Religions 18, 2018, pp. 86-110.

[2] Frans A.M. Wiggermann. The Four Winds and the Origins of Pazuzu. Das geistige Erfassen der Welt im Alten Orient. Harrassowitz Verlag, Wiesbaden, 2007, pp. 129-164.

[3] Eckart Frahm. A Tale of Two Lands and Two Thousand Years: The Origins of Pazuzu. Mesopotamian Medicine and Magic, Edited by Strahil V. Panayotov, Luděk Vacín, Leiden, Boston, 2018, pp. 272-291.

[4] Oskar Kaelin. Pazuzu, Lamaschtu-Reliefs und Horus-Stelen – Ägypten als Modell im 1. Jt. v. Chr. S. Bickel et al. (eds.), Bilder als Quellen (Orbis Biblicus et Orientalis, Sonderband), Fribourg 2007, pp. 365-378.

[5] Nils P Heeßel. Evil Against Evil, The Demon Pazuzu. L. Verderame (ed.), Demoni mesopotamici, Studi e Materiali di Storia delle Religioni 77/2, Rome 2011, pp. 357-368.